Nicole Fontaine, Ancienne Présidente du Parlement européen, députée européen, ancienne ministre de l’Industrie
Nicole Fontaine, vous avez été Présidente du Parlement européen. Vous y avez ardemment défendu l’usage du français. Quel bilan faîtes-vous aujourd’hui de la situation de notre langue au sein des Institutions européennes ?
Un bilan très négatif. La dégradation est devenue presque inévitable. C’est un constat sévère, je le concède, mais qui me semble correspondre à la réalité actuelle de l’usage de notre langue dans l’Union européenne. Ce bilan aurait pu cependant être évité, voire contourné, s’il y avait eu une volonté politique en ce sens. Actuellement, cela se traduit par le fait qu’à la Commission européenne, par exemple, nous assistons à une situation inédite : deux langues y sont reconnues, le français et l’anglais. Pourtant, selon les chiffres, 60% des textes sont entièrement rédigés en anglais, une réalité regrettable. Au Parlement européen également, la majorité des textes est en anglais. Le français n’est utilisé qu’au début des réunions. Les ordres du jour des séances sont alors présentés en anglais et en français. Le travail au Parlement de Strasbourg se fait désormais en vingt langues, depuis l’entrée des dix nouveaux pays en mai 2004. Cependant, il est indéniable que ces pays se sont très bien adaptés à l’usage de l’anglais comme langue de travail commune, même si le système des langues pivots rend parfois la traduction lente et fastidieuse, au détriment de certaines subtilités linguistiques dans l’expression des idées originales.
On avait déjà perçu cette tendance avec l’élargissement de 1995 et l’entrée de pays anglophones comme la Finlande et la Suède. À l’époque, nous n’avons simplement pas pris la mesure de la gravité de la situation. Lors du dernier élargissement, nous n’avons rien fait pour promouvoir la francophonie dans ces pays, qui, qui plus est, manifestaient un intérêt pour cela et avec lesquels la France entretient des liens forts. Il y a eu un manque de volonté politique à cet égard.
Dans une Communication au Parlement européen et au Conseil de l’Europe, la Commission européenne a fait savoir , en novembre dernier, qu’elle entendait défendre le multilinguisme, alors même que semble s’imposer la règle du « tout anglais ». Est-ce de l’hypocrisie ?
Ce qu’il faut savoir, c’est que l’anglais s’est largement imposé au sein du Parlement européen. Très souvent, dans les commissions, on utilise de plus en plus l’anglais. Lorsque j’ai alerté certains membres du gouvernement de l’époque sur cette question, mes paroles sont restées lettre morte, ce qui à mon sens, reflète une regrettable absence d’ambition européenne. De plus, l’anglais tel qu’il est pratiqué actuellement au sein des institutions européennes n’est pas de qualité uniforme.
Quant à l’accusation d’hypocrisie concernant cette communication, je crois néanmoins qu’il faut être plus nuancé. Au Parlement européen, le pluralisme linguistique est ancré dans notre culture et dans notre conception de la construction européenne. Nous croyons fermement qu’il n’y a aucune raison pour qu’une personne venant par exemple d’Estonie, ne parlant que sa langue maternelle, soit exclue de la députation européenne simplement parce qu’elle ne parle pas anglais. Cela nous a donc amenés à soutenir le plurilinguisme. Cependant, cette position a eu pour effet involontaire de contribuer au déclin quasi mécanique de l’usage de la langue française avec les élargissements successifs.
Concernant les langues pivots, parmi lesquelles figure le français, malheureusement c’est l’anglais qui a pris le dessus.
Est ce que le déclin de la pratique du français au sein des Institutions européennes n’est pas aussi révélateur d’une certaine perte d’influence politique de la France au Parlement et à la Commission ?
Vous savez, cela fait longtemps que l’usage de la langue française est en déclin, alors que la perte d’image de la France au sein de l’Union est assez récente. La diminution de l’importance du français dans les institutions européennes provient principalement des élargissements que nous n’avons pas suffisamment anticipés. Sur le plan politique, je dirais que la difficulté majeure réside dans la dispersion des députés européens au Parlement. De plus, le traité de Nice a été un désastre. La France a accepté de perdre du terrain par rapport à l’Allemagne au Parlement européen pour éviter de subir une situation similaire au Conseil de l’Europe. Ainsi, il a été décidé que les Allemands conservaient 99 sièges de députés, alors que les Français passaient à seulement 78 sièges. Cette disparité a été critiquée, malgré le fait que les Allemands étaient mieux regroupés et plus efficaces. J’avais déjà tiré la sonnette d’alarme à l’époque où j’étais Présidente du Parlement européen. Nous allons maintenant payer le prix de ces décisions, ce qui compromet notre influence. Les deux plus grands groupes politiques du Parlement, le PPE et le PSE, sont dominés par les Allemands, et aujourd’hui, cette influence allemande est déséquilibrée.
Comment contrebalancer cette perte de vitesse de la France et du français ?
Je me demande s’il n’est pas déjà trop tard. L’affaiblissement de la France est très apparent à la Commission européenne et au Parlement de Strasbourg. Les Français paient aussi le peu d’intérêt qu’ils portent aux élections européennes et la difficulté que nous avons ici, en France métropolitaine, à dissocier les enjeux européens des problématiques nationales. Cela a gravement entamé notre crédibilité. Par ailleurs, il y a eu le choc du 29 mai. Le vote négatif des Français au Traité constitutionnel européen n’a pas été compris par une bonne partie de nos partenaires. Les références au « plombier polonais », par exemple, ont décrédibilisé nos eurodéputés français et nos hauts fonctionnaires. Cette image persiste encore aujourd’hui, indépendamment de la question linguistique. En parlant de langue justement, nous avons laissé les choses suivre leur cours et nous comptons désormais principalement les documents en anglais.
Il existe un centre de formation au concours de la Fonction européenne à l’École Nationale d’Administration. Ne pourrait t-on pas trouver là un moyen de donner un coup de fouet à la pratique française ?
Oui, cela pourrait être un bon moyen de former des fonctionnaires francophones. J’ai pu constater qu’il y avait aussi une demande des futurs candidats à la fonction publique européenne pour pratiquer la langue française. Donc, de ce point de vue, le centre de formation de l’ENA est intéressant. Cela montre également qu’on aurait pu mener une campagne de promotion plus intense de la langue française par le passé. Lorsque j’étais Présidente, nous avons gagné des points parce que j’insistais pour avoir des documents en français. Évidemment, occuper la pole position nous place dans une position beaucoup plus avantageuse…